Le privilège du fantôme
Catherine Perrier entretient avec la mémoire un lien particulier. Sur la table matérielle et mentale de création, c’est sous le double signe des ciseaux et des épingles qu’elle opère à mémoire ouverte. La mémoire n’est pas à considérer comme une fin en soi, mais comme un moyen, une médiane, un médium. La forme plastique à laquelle elle parvient n’est donc pas à interpréter restrictivement comme la célébration mémorielle d’un passé mythique, ni comme l’expression idéalisée d ‘une nostalgie exacerbée.
De ce rapport avec la mémoire dépend un autre rapport important, non seulement avec le temps, mais également avec l’espace. C.P. A une conscience aiguë de l’éparpillement. Elle a une vision du monde traversée par une force de dispersion qui, les disséminant, les scindant, entraîne les êtres et les choses vers une insignifiance au bord du néant où, si l’on y prend garde, ils basculent et s’anéantissent.
Nous percevons le rôle crucial de la mémoire qu’elle exerce, non pas sur le mode commémoratif des souvenirs sélectionnés puis collectionnés, mais sur le mode créatif des figures inventées. Selon ce fonctionnement mnémonique inhérent à ses perspectives esthétiques, il semble que C.P. ne se souvienne pas mais se ressouvienne. Elle se ressouvient : se ressouvenir, à partir d’éléments concrets du réel saisis par et emportés dans la dimension imaginaire, c’est créer. Le passé n’est pas un reliquaire, il est vécu au présent comme événement de sensations intenses, dans la réalité novatrice de l’œuvre.
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C.P. travaille des blocs d’espace-temps, exactement comme d’autres travaillent des blocs de marbre, étant entendu que pour être des matériaux immatériels, l’espace et le temps n’en sont pas moins réels que les blocs de marbre. C’est avec l’espace qu’elle triomphe des obstacles du temps. Elle traverse des tissus mémoriels, psychiques, oniriques, fantasmatiques, somatiques et, tel un curseur chercheur capteur extrêmement sensible et toujours en alerte réceptive, elle prélève des éléments sur le réel intime privé et sur le réel social du monde.
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L’espace plastique est une stratégie des placements et des positions. Son mode expositionnel est scénographique, ce qui implique que les effets de position sont des effets de sens proliférant dans chaque groupe ou constellation d’images-objets. Il en va de même avec tout élément isolé qui, acentré, fait signe depuis son exil poétique. Cette stratégie du placement positionnel, nous l’observons avec le dispositif en réseau des ombres portées. L’art distributif de placer dans l’espace donne aux éléments et aux objets leur valeur positionnelle et l’efficacité de leur relation. Il les fait réagir les uns envers les autres et il les met en contact avec des êtres et des choses, des évènements et des univers hors champ. Les ombres portées doublent les objets en les improbabilisant par rapport à leur réalité objectuelle et en les potentialisant comme signes variables et formes esthétiques. Mais c’est en fonction de la place performante tenue par les objets que les ombres obtiennent leur valeur polyvalente. Les ombres sont importantes pour des raisons formelles et optiques et pour des raisons sémantiques. Si les ombres qui ponctuent de nuit la lumière sont portées, c’est aussi pour ce qu’elles portent. Elles portent tout ce que nous avons perdu, tout ce de quoi nous avons été retranchés et dont nous gardons la conscience hallucinée de membres amputés. Les ombres agissent un principe d’inquiétude faisant remonter dans les certitudes des soupçons, à la manière d’Hitchcock jetant une ombre dans un verre de lait et installant ainsi un malaise nauséeux. Dans les ombres, les germes de la disparition guettent, et le vide qui nous est adjacent et dans lequel nous roulons s’y étire quand nous heurtons du non exprimable, du non figurable.
C.P. Invente un protocole esthétique des associations plastiques pour mettre en contiguïté les hétéroclites qu’elle manipule. Ainsi la barrette venue de sa chevelure enfantine avec le réel de son espace intime, ainsi une photo de poilu prélevée dans quelque brocante avec le réel historico-social du monde. Elle s’oriente dans le monde à travers l’intime. Elle verse de l’intime au dehors et injecte du dehors dans l’intime. Les objets sont toujours polydimensionnels et polysémiques : signes, symboles, tracas, jalons, témoins, mélangeurs, convertisseurs, médiateurs, catalyseurs; Rien jamais n’est clos dans une signification unique, mais tout est ouvert dans les possibles du sens pluriel. C’est pourquoi le protocole est adaptable aux exigences de ses combinaisons contextualisantes qui ne font pas l’impasse sur les contradictions, les conflits, les paradoxes existant entre mémoire, imaginaire, fantasme, corps, réel.
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Les gestes plastiques de C.P. font résonner obliquement les codes d’autres pratiques : chirurgie, couture, architecture, cinéma. Elle coupe pour extraire des morceaux singuliers sur des ensembles : exérèses. Elle découpe, épingle, file, coud, surfile : couture. Elle réalise une architecture abstraite en archipel pour spatialiser, afin de rendre tactiles et visibles des êtres et des choses. Les relations entre objets sont aussi des relations entre humains mêlées à des forces extra humaines. Jubilatoire et perturbante, elle est, de surcroît, une praticienne des arts plastiques un peu vaudou, faisant se glisser des corps les uns dans les autres en encastrant des figures affranchies des logiques communes : couper avec des ciseaux, c’est trancher au fantôme.
Elle agence des plans. Sur les plans agencés, elle effectue des mises en relation. Elle les effectue en posant des boîtes mentales de connexion, de disjonctions, de dérivations, en passant par des noeuds ombilicaux, en ponctuant d’ombres, en filant au point de fantôme, en piquant des effets Hitchcock. Ces manœuvres physiques et mentales se déroulent selon un principe minimaliste et une pratique du montage de type cinématographique. Principe minimaliste, car nous ne sommes pas avec un art minimal strict tel qu’un artiste comme Morris le définit, mais parce que, hormis l’agencement de plans et les mises en relation connexes à ces plans, C.P. N’intervient presque pas sur le matériel employé. Pratique du montage, car elle procède avec des coupes adéquates au traitement par mixage qui lui est intégré. Elle coupe dans les plans et pense des plans de coupe. L’agencement de plans est agencement de plans fixes, fonctionnant sur un régime séquentiel dans les conditions de leur exposition scénographique. Les plans réagissent les uns sur les autres en franchissant les intervalles nécessaires à leur spatialisation. Les plans fixes sont des agglomérats de temps, de vécu, de rêve, de pensée, de symptômes,d’émotions, de perceptions, de sensations. Ils sont des morceaux actualisant le réel fictionnalisé passé au fantôme, la manifestation d’une inspiration mnémonique relayée par l’imaginaire et redoublée par des charges et des décharges fantasmatiques. Dans l’œuvre se déclenche des mouvements abstraits qui se déplacent sur les matériaux, alors que matière du rêve et matière du réel se mélangent pour conduire une énergie de création physique et mentale : entre des horizontales et des verticales immatérielles mais pertinemment calculées, la diagonale du fantôme vient traverser et électrifier tous les plans.
Joël Couve
« L’expression, avec ce qu’elle comporte de plaisir, est une douleur déplacée, elle est une délivrance. »
Hans Bellmer